Daniel Cordier, une vie à travers l'art
Ancien secrétaire de Jean Moulin pendant la Seconde guerre mondiale, Daniel Cordier (1920-2020) est à l’origine d’une des plus grandes donations d’œuvres d’art à l’Etat français, dont la grande majorité est en dépôt à Toulouse, aux Abattoirs.
Daniel Cordier est né à Bordeaux en 1920. Âgé de 20 ans, il est l’un des premiers à rejoindre le général de Gaulle en Angleterre. Après avoir fait ses classes, il est envoyé en France afin de se mettre au service de Jean Moulin. Celui-ci, artiste (la donation de Daniel Cordier permet d'ailleurs d'apprécier certaines de ses oeuvres), collectionneur de Picasso, Renoir, Delacroix ou Van Gogh, avait choisi comme "couverture" pendant la guerre la profession d'artiste peintre et de directeur de galerie. Dès lors, officiellement, Daniel Cordier est le secrétaire d'un peintre. L'art devient un sujet de conversation récurrent, d'autant plus que dans les lieux publics, il n'éveille pas les soupçons.
Un soir, un mois avant de mourir sous la torture, Moulin emmène son jeune secrétaire découvrir une exposition de gouaches de Kandinsky dans une galerie parisienne. Lors du dîner qui suivit cette découverte totale pour Daniel Cordier, Jean Moulin lui parla longuement de sa collection personnelle, de la naissance de l'abstraction, du cubisme, du fauvisme aussi...
Daniel Cordier achète sa première oeuvre en 1946, une toile abstraite de Jean Dewasne. S’y ajoutent rapidement des œuvres de Hartung, de Staël, Soutine ou Braque.
Il ouvre en 1956 sa première galerie à Paris. Il en inaugurera une autre à Francfort en 1958 et encore une à New York en 1960, en association avec Michel Warren, un autre marchand de tableaux, et Arne Ekström, un diplomate. Outre Dubuffet et Michaux, il fut le marchand de Hans Bellmer, Fred Deux, Dado, Matta, Bernard Réquichot, Manolo Millares, Jean Dewasne, Öyvind Fahlström ou Louise Nevelson. Mais l'énumération enlève forcèment de la saveur à ce mélange, disons, explosif... Celui que le Figaro surnommait à l’époque "le farfelu", et dont la galerie avait été rebaptisée "la galerie Dupuytren" [Guillaume Dupuytren, mort en 1835, était un chirurgien spécialiste de l’anatomie pathologique] par ses collègues marchands, présenta tout de même certaines des expositions essentielles de l'époque : "La célébration du sol" de Dubuffet (1959), l'exposition en 1962 des "Encres" de Michaux, en 1959-60 l'Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme (consacrée à l'érotisme, les majuscules l'attestent). Mais aussi en 1960 une présentation sépulcrale et majestueuse des sculptures de Louise Nevelson. Mentionnons au passage, last but not least, la première exposition française des "Combine paintings" de Robert Rauschenberg, qui eut lieu en 1961 à la galerie Daniel Cordier au 8, rue de Miromesnil.
Sa galerie parisienne ferme à l’été 1964, du fait de la crise du marché des œuvres d’art mais aussi et peut-être surtout à cause des contraintes inhérentes à ce métier : "le danger pour un marchand de tableaux qui aime la peinture est de devenir un commerçant, de perdre tout contact avec ce qui a été à l’origine de son entreprise : l’amour de l’art." (Daniel Cordier, 1964)
Pour expliquer les raisons de la fermeture, son naturel militant et son tempérament d’activiste reprennent le dessus : il envoie une lettre d’adieu à plus de six mille personnes qui travaillent dans le milieu artistique, intitulée "Pour prendre congé".
Daniel Cordier, "Pour prendre congé"
1956-1964 : huit ans d'activité. "8 ans d'agitation" pour Daniel Cordier ; c'est d'ailleurs le nom qu'il a choisi pour présenter son ultime exposition. Une rétrospective en quelque sorte, avec tous les artistes qu'il a défendu : "Les peintres sont la vraie famille d'un marchand de tableaux [...]. Je ne crois pas que l'on puisse parler de la peinture autrement qu'avec son coeur, et le coeur de chacun étant unique, autrement que par la confession. Le spécialiste et le profane ne sont pas mieux outillés l'un que l'autre quand il s'agit de faire partager leur admiration ou leur dégoût pour les objets mystérieux qui percent le ciel de notre sensibilité : les tableaux." (Daniel Cordier, 1964)
Tout en gardant des contacts étroits avec sa galerie new-yorkaise (il reste associé avec Arne Ekström), Il redevient un "amateur", et retrouve la disponibilité de son regard. Un "amateur" en effet, car il refuse le terme de collectionneur qui renvoie trop, selon lui, à la notion de plan préétabli. Au contraire, l’amateur serait celui qui choisit les œuvres de manière aléatoire et désordonnée, comme une errance dans les méandres de son propre goût.
Une grande donation militante
En 1973, il est invité à siéger à la commission d’achats du Musée National d’Art Moderne, le futur Centre Georges Pompidou (il en sera aussi un des membres fondateurs). C’est dès ce moment que germe l’idée d’une donation. Elle sera constituée par sa collection initiale mais aussi par des achats successifs explicitement destinés au musée. Celle-ci s’étalera sur plus de seize ans, jusqu’à son officialisation en 1989. Les différents dons sont effectués à intervalles réguliers, et ce sont finalement 550 œuvres qui rejoignent la collection du Musée National d'Art Moderne. On y retrouve la plupart des artistes défendus rue de Miromesnil, mais aussi d’autres, découverts au fil du temps.
Deux axes majeurs soutiennent cette donation : pour les artistes célèbres, dont le musée détient déjà des ensembles relativement conséquents (Dubuffet, César, Hantaï ou Matta), il complète le fonds existant avec des œuvres de périodes que le musée ne possède pas. Pour les artistes inconnus ou encore trop méconnus (Michaux, Réquichot, Dado, Fahlström, Millares ou Gabritschevsky), il constitue pour chacun le groupe d’œuvres le plus complet, afin de révéler au public leur travail.
Cette donation illustre les rôles contradictoires et complémentaires des conservateurs et amateurs. En effet, les critères de sélection qui précèdent au choix des œuvres ne sont pas les mêmes dans un musée et dans une collection particulière : le premier est tout entier tourné vers le public alors que la seconde reflète l’individualité et le tempérament de son auteur. La démarche de Daniel Cordier – qu’il partage avec d’autres collectionneurs – évoque l’expression "je suis ce que j’ai" de Sartre ; la collection apparaît comme expression et révélation de sa personnalité jusque dans ce qu’elle a de plus intime. Cette intimité se ressent jusque dans son vocabulaire proche de la passion amoureuse, mais avec quelque chose en plus : pour lui, la contemplation des oeuvres ne fut "jamais suivie de ces retombées ou déconvenues qui sont le lot des passions plus charnelles."
Après avoir dénoncé – au moment de la fermeture de sa galerie – l’inertie de l’Etat en matière de politique culturelle, l’occasion lui est donnée de mettre à profit son expérience : il a très vite ressenti les manques et les lacunes de cette collection publique en train de se faire et a légué tout ce qui représentait pour lui un intérêt certain. Il s’est toujours tourné vers les marginaux et les créateurs qui ont forgé leur œuvre dans une certaine solitude, à l’écart des mouvements, des modes ou des écoles. En effet, la galerie Cordier opère à un moment bien particulier de l’art de la seconde moitié du XXème siècle : moment charnière qui voit le Nouveau réalisme et le Pop art succéder à une décennie dominée par l’abstraction. Collectionneur et marchand indépendant ne se fiant qu’à son intuition, Daniel Cordier rejette tout ce qui normalise et préfère les chemins de traverse aux grandes voies établies.
Le collectionneur et l’amateur ont en France un rôle de garant patrimonial ; ils sont les relais et les stimulateurs de la dynamique institutionnelle et doivent être considérés comme des partenaires représentant un contre-pouvoir nécessaire. Il est bon de rappeler que ce sont les collectionneurs (et certains marchands) qui, les premiers, ont acquis et exposé les œuvres d’artistes de leur temps dont les musées ne voulaient pas. La collection personnelle apparait alors comme "le contraire d’un musée. Et, pour cette raison même, son complément." (Krzystof Pomian, 1995)
Sa donation est aussi une volonté de légitimer son goût à travers un véritable projet esthétique, qui est aussi une prise de position. Laquelle témoigne de la complexité de l’art moderne dans ses multiples ramifications. Cette générosité est aussi le moyen de remercier les musées, "conservatoires privilégiés des plaisirs tordus et licites", comme il aime les appeler.
L’enrichissement toulousain
En 1999, une partie de la donation est mise en dépôt à Toulouse, aux Abattoirs. En 2005, c’est la quasi-intégralité qui y est mise en dépôt, selon la volonté de Daniel Cordier et grâce aux efforts d’Alain Mousseigne, son directeur. En juin 2005 est inaugurée l’exposition "Merci Monsieur Cordier", qui offre un panorama complet de cet ensemble (comme en 1989 au Centre Pompidou). L’histoire aurait pu s’arrêter là et la donation se contenter de vivre sa vie aux Abattoirs.
Mais dans sa demeure de Juan-les-Pins, Daniel Cordier continue de réunir toutes sortes d’objets hétéroclites, comme des pierres de rêves chinoises, des racines, des ossements ou des fétiches et totems, qui voisinent avec les œuvres de Bernard Réquichot ou Henri Michaux. Le directeur des Abattoirs l’incite alors à montrer ces objets si différents au public. Le collectionneur est séduit, et une sélection d’objets "exotiques" et d’œuvres d’art moderne de la donation est effectuée afin de présenter une première combinaison. C’est ainsi que naît en 2006 l’exposition "Pas le Trocadéro, pas le musée d’Athènes".
Des vertèbres et côtes de baleines, un présentoir de faux cols de chemises, des tabourets éthiopiens, des faucilles à riz du Cambodge ou bien encore de grosses monnaies de mariage venant du Zaïre…Tous ces objets côtoient les œuvres d’Hantaï, Robert Morris, Jean Pierre Raynaud ou Dubuffet.
L’expérience s’avère concluante. Restait à convaincre le Centre Georges Pompidou de la pertinence d’un enrichissement de la donation centrée essentiellement sur ce type d’objets. Notons que ce n’est pas une nouvelle donation, c’est en quelque sorte la même qui a été faite en deux fois, l’une éclairant l’autre. Ces objets ne seront jamais exposés seuls, mais toujours accompagnés de tableaux et de sculptures. Réciproquement, les tableaux et sculptures ne seront plus jamais présentés qu’aux côtés d’une sélection de ces objets.
La commission du Centre se réunit à l’automne 2007 et entérine cette extension de la donation ; les objets proviennent de quatre grandes aires géographiques : l’Afrique, l'Asie, l’Océanie et les Amériques. S’ajoutent à cela ce que l’on peut appeler des objets de curiosités. On y découvre par exemple : des pièces de tissu de navajos, des fléaux à grain indiens, des bouteilles en terre cuite chinoises, des pilons à mil du Mali, des coiffes zoulous, des tranches de troncs d’arbres, des pierres néolithiques, des racines, des cucurbitacées, des lichens, des becs de poissons-épées, un ventre de crocodile, des haches préhistoriques, des ballons de gymnastique ou bien encore un présentoir de faux-cols de chemises.
En 2009, l’exposition "Les désordres du plaisir", présentée conjointement au Centre Pompidou et aux Abattoirs, officialise ces nouveaux dons.
"Il n’y a rien à comprendre, il y a tout à voir"
La démarche de Daniel cordier n’est finalement pas neuve, mais sa démonstration reste éclatante. Par certains aspects, son approche rappelle celle d’André Breton et son Mur de l’atelier rue Fontaine, dans lequel l’assemblage d’objets savamment placés selon des critères signifiants repose sur des lignes de force destinées à dialoguer entre elles. Tropismes iconographiques, formels ou spirituels qui témoignent de curiosités, de rapprochement ou de distances. L’objet surréaliste, tel qu’il est défini par Breton, se caractérise par la recherche du "merveilleux quotidien" et par le fait qu’il n’est que l’expression du "désir solidifié" de celui qui s’en empare. Plus généralement, et même s’il évacue la notion d’encyclopédisme qui s’y rattache, c’est dans la tradition des cabinets de curiosités que Daniel Cordier s’inscrit.
La notion de cabinet de curiosités est déterminée par le savoir des choses limitrophes et par le souhait (avoué ou non) de s’approprier le désordre du monde, tout en inversant les hiérarchies. Le thème de l’analogie est central car il suppose une proximité entre différentes réalités éloignées et entre les règnes les plus divers. Dans le cabinet de curiosités, le réel n’est qu’une chaîne ininterrompue dans lequel tout se tient et se répond à l’infini.
L’accrochage réalisé aux Abattoirs, et renouvelé régulièrement, dévoile l’intimité du collectionneur-amateur qu’est Daniel Cordier. La muséographie joue ici un rôle essentiel : des éponges végétales côtoient les œuvres de Karen, renforçant encore leur caractère luxuriant. Des hublots de bateaux semblent donner un éclairage particulier aux photographies de Hans Bellmer. Un reliquaire de Bernard Réquichot est entouré par un ensemble de silos à sucre – présentés debout et non couchés comme ils le sont lorsqu’ils assurent leur rôle utilitaire : leur présence monumentale renforce le caractère intime de l’œuvre et ils deviennent alors les gardiens hiératiques de cette boite malsaine et ambiguë.
Métamorphosés par un regard différent, les objets sont redevenus libres et susceptibles d’assumer un sens énigmatique ou extravagant. La démarche du collectionneur, par l’effet d’une nouvelle contextualisation, donne une autre vie à ces objets. Les époques, les techniques et les cultures se télescopent joyeusement pour démentir tout cloisonnement esthétique. En paraphrasant André Breton, l’œil, dans ces circonstances, se met à exister "à l’état sauvage". A travers cela, c’est aussi le public qui est interrogé sur sa manière d’envisager le musée et les œuvres qu’il abrite. Daniel Cordier transmet une vision de l’art subjective, libérée des classifications traditionnelles, et cherche à montrer que l’art est partout et que la perception peut être essentiellement liée au désir. Porter un regard poétique sur les choses les métamorphose en objets de plaisir.
Le musée classe, partage et hiérarchise, afin d’ordonner et d’instruire. Daniel Cordier ne nie pas cela, loin de là. Il cherche à nous dire que même si c’est un lieu de savoir et de célébration, il doit aussi rester un espace de liberté et de jeu – l’expression foisonnante de la vie –, dans lequel dépense et gratuité ont encore leur mot à dire.